L’affrontement entre jeunes et seniors n’est pas écrit. Tout dépendra si nous laissons la société française continuer de se fragmenter ou si nous inventons un projet partagé fondé sur l’accompagnement et la réciprocité.

Vous trouverez ici une réflexion sur le sujet et deux propositions d’évolution, simples et humaines, dans notre façon de préparer la future place de chacun dans le monde du travail

Serge Guérin est professeur de sociologie à l’Inseec SBE. Il est notamment l’auteur de « Les Quincados » (Calmann-Lévy, 2019) et coauteur de « La guerre des générations aura-t-elle lieu ? »

La France fait face à certaines spécificités au regard de ses voisins : faible valorisation des services, chômage de masse structurel, retard en matière de robotisation, démographie tonique qui entraîne l’arrivée chaque année sur le marché du travail de beaucoup de jeunes, image très dégradée des seniors…
Depuis les années 1970, toutes les études montrent qu’en matière d’insertion professionnelle, la ligne de fracture concerne le niveau et, surtout, la valeur du diplôme. A l’avenir, le besoin de compétences va continuer de s’élever. Les jeunes sont réputés plus aptes à l’innovation, plus adaptables, plus modernes que leurs aînés ?

Sauf qu’aucune étude n’est venue conforter ces représentations. Au contraire ! L’expérience, le relationnel, la capacité de recul sont des caractéristiques associées à la prise d’âge qui peuvent contribuer à l’efficience au travail. Et puis, y aura-t-il suffisamment de personnes compétentes pour faire l’économie du savoir-faire et de l’expérience des seniors ?
La société qui vient sera à la fois plus complexe, plus performante, plus exigeante… Aussi, le besoin des entreprises devrait être croissant pour des personnes, de tous les âges, disposant de savoir-être, formés aux soft skills [« qualités relationnelles »], sachant apprendre des uns et transmettre aux autres, capables d’accompagner les âgés, les fragiles, les non-qualifiés…
C’est, en particulier, les métiers de la santé et du « prendre soin », des services à la personne, de l’accompagnement social, de la protection, de l’enseignement et de l’éducation qui vont être le plus en tension pour attirer ce type de qualité humaine.
Disposer d’un minimum d’expérience, de capacité d’empathie et de discernement sera plutôt un avantage pour s’acquitter de telles missions. Ce n’est donc pas l’âge qui fera la différence mais la personnalité.

CAMILLE SOUFFRON (Camille Souffron est fondateur et directeur de l’Institut européen de l’éducation écosystémique)

Une société apprenante grâce à l’intergénérationnel
« Il faut un village pour élever un enfant. »
Nombre de jeunes doivent faire face à d’anxiogènes réformes : baccalauréat, orientation avec Parcoursup… Avec un questionnement existentiel. Sans compter ceux suscités par la réforme des retraites : jusqu’à quel âge devrons-nous travailler ? Quel lien entre les jeunes et les seniors pouvons-nous imaginer ?
Un commencement de réponse point avec la « société apprenante » : une société permettant à chaque individu d’accéder aux savoirs, aux expériences et aux ressources pour apprendre et également apprendre à apprendre. Et en retour, de documenter ses apprentissages mais aussi ses échecs, en augmentant ainsi le capital de l’intelligence collective. La transmission est essentielle, comme le montrent les métiers où le mentorat tient une place séculaire, à l’image de l’artisanat et du compagnonnage, de nouveau attrayants.
Imaginons des quartiers apprenants, où l’on pourrait cartographier ses savoirs et expériences ! Les inégalités de compétences deviennent un défi face à une économie de la connaissance tertiarisée, où l’automatisation touche les emplois peu qualifiés, mais pas seulement.

Permettre d’apprendre à apprendre, et donc de pouvoir se réorienter dans d’autres secteurs, est ainsi un enjeu de justice sociale.
Imaginons des quartiers apprenants, où l’on pourrait cartographier ses savoirs et expériences !
Aucune opposition n’a de place entre jeunes et vieux. Au contraire, ce sont des communautés apprenantes et l’intelligence collective qui nous permettront de faire évoluer la société. Et de s’interroger individuellement à l’image de l’ikigai japonais.
– Que sais-je faire ?
– Qu’est-ce que j’aime faire ?
– Quelles ressources puis-je trouver pour en vivre ?
– De quoi le monde a-t-il besoin ?

JEAN-YVES BOULIN (Jean-Yves Boulin est sociologue, chercheur à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales)

Reconfigurer le temps de travail sur l’ensemble de la vie
L’objectif affiché de la réforme des retraites est de prolonger la vie au travail au-delà de l’âge actuellement défini pour partir à la retraite. Demain donc, jeunes et seniors sont supposés être ensemble en emploi.
Si dans son principe une telle perspective peut paraître acceptable, notamment du fait de l’allongement de l’espérance de vie en bonne santé – qui est toutefois variable selon la catégorie sociale –, il suppose en revanche une révolution copernicienne au regard du contenu du travail, de sa soutenabilité dans le temps et partant de son organisation temporelle.

Si cela implique pour les jeunes des conditions d’accès moins chaotiques qu’aujourd’hui à des emplois décents, cela nécessite que les seniors ne parviennent pas à l’âge de la retraite totalement épuisés (physiquement ou moralement). Il s’agit donc, d’une part, d’une amélioration très sensible de leurs conditions actuelles d’exercice du travail, d’autre part, qu’ils acquièrent au cours de leur carrière de nouvelles compétences leur permettant, s’ils le souhaitent, de travailler jusqu’à un âge avancé.

Une telle perspective suppose des dispositifs légaux et/ou conventionnels permettant une régulation collective des choix individuels, nommément des congés longs dont les motifs seraient pluriels (formation permettant des évolutions de carrière ou des reconversions, s’occuper de ses enfants ou de ses ascendants, s’investir temporairement dans une activité solidaire, prendre un congé sabbatique etc.).

Ces respirations intervenant dans le cours de la vie active permettraient de distribuer les volumes de temps de façon discrétionnaire entre emploi, études, vie familiale et loisirs, permettant de faire droit à la diversité des préférences entre individus ou, pour la même personne, en fonction des différentes phases du cours de la vie.
Dans cette société du libre choix, qui remet en cause la succession linéaire études-emploi-retraite et permet d’autres articulations entre temps de travail et temps hors travail, l’on pourra ainsi travailler plus longtemps en âge sans travailler plus longtemps en nombre d’années.

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