Notre vie professionnelle peut-elle raisonnablement constituer autre chose qu’un mauvais moment à passer avant la libération apportée par la retraite ? « Vous nous volez deux ans de notre vie », entend-on dans les cortèges contre la réforme des retraites. Peut-on se satisfaire de ne commencer à vivre que lorsque le travail s’arrête ?
La vie professionnelle est vécue comme une expérience stressante, frustrante et anxiogène par la plupart des salariés. Le quotidien au travail est ressenti comme un fardeau qui les empêche d’être véritablement libres, fiers et accomplis. Les salariés sont dépendants. Ils ne peuvent pas choisir leurs horaires, leurs lieux de travail, leurs manières de travailler.
Toutes les activités sont soumises à autorisation ou refus d’un chef. Et pour cause : les grands principes de management dans lesquels quasiment tous les salariés évoluent aujourd’hui ont été pensés il y a plus de cent ans. Cette époque nécessitait de commander des travailleurs peu qualifiés voués à réaliser des tâches simples et répétitives. Cette vision reposait sur une ligne hiérarchique stricte et la séparation entre décision et action, entre la tête et les jambes : tout ce qui frustre et contrarie les salariés d’aujourd’hui.
Une dissonance vie personnelle et vie au travail plus acceptée
Or, notre quotidien, nos besoins et nos attentes ont totalement évolué. Ce type de management est devenu incompatible avec toute forme d’épanouissement, de liberté de mouvement et de recherche de sens, pour une population plus éduquée et plus autonome, et pour une époque qui nécessite plus de capacité d’adaptation.
Les salariés ne veulent plus subir leur vie au travail. Le modèle de management classique est un modèle rigide, plombé de contraintes et d’injonctions, dans lequel la vie personnelle et les valeurs sont au pire invisibilisées, au mieux des variables d’ajustement. Il n’est plus concevable aujourd’hui de pas être aussi libres de nos actions dans nos vies professionnelles que dans nos vies personnelles.
Alors il y a ceux qui attendent que ça passe, avec de plus en plus d’employés qui assument désormais un désengagement silencieux. En effet, se désengager est finalement une manière de retrouver une forme de liberté mentale. Et puis, il y a ceux qui démissionnent pour se réorienter dans les métiers de l’artisanat ou pour des statuts d’indépendants.
Des salariés comme des adultes responsables
Affranchis de la relation de subordination managériale, ils sont libres d’ajuster leur quotidien professionnel à leurs envies, à leur rythme, à leurs valeurs et à leurs besoins personnels..
Chaque année, plus de 50 000 personnes passeraient au statut d’indépendant (estimation d’après les chiffres Eurostat) et 91 % le font par choix, toujours d’après l’étude Malt-BCG. Et, pourtant, non seulement la nature de leurs tâches n’est pas fondamentalement différente, mais, en plus, ils ont un statut plus précaire et un avenir plus incertain, sans pour autant être mieux rémunérés, surtout si on compte tous les avantages liés au salariat (congés, participation, mutuelles, etc.).
Et il y a enfin les entreprises qui considèrent leurs salariés comme des adultes responsables capables de coconstruire leur quotidien au travail. Dans ces environnements souvent encore en expérimentation, dans lesquels on tente d’articuler autonomie personnelle et performance collective, tous les salariés sont vus comme des manageurs, c’est-à-dire des personnes qui contribuent à créer leur propre cadre de travail, en fonction des enjeux de l’entreprise mais aussi des envies et des contraintes personnelles de tous.
Dans ces nouvelles organisations, les collaborateurs peuvent gérer de manière autonome de nombreuses charges jusqu’ici réservées aux manageurs hiérarchiques : congés, horaires, apprentissages, méthodes, outils, priorités de travail et même rémunérations. Basculant ainsi d’une logique de contrôle à une logique de responsabilisation, notamment en distribuant des fonctions managériales trop nombreuses et trop hétérogènes pour être concentrées entre les mains d’une seule personne.
Mieux comprendre les attentes des salariés
De nombreuses entreprises numériques comme Buffer ou Alan vont très loin dans le management autonome, les équipes auto organisées ou le management entre pairs, avec des résultats qui leur permettent d’être beaucoup plus créatives et réactives. Des sociétés de milliers de salariés comme Patagonia ou Buurtzorg sont devenues des références de ces nouveaux modèles en laissant une totale liberté d’action et d’adaptation à leurs salariés.
Depuis quelques années, de nombreuses structures plus petites, de quelques dizaines à quelques centaines de salariés, essaient de réinventer de nouveaux modèles sans lien de subordination en impliquant tous les personnels dans le management. Seuls le manque de confiance et l’aversion au risque, typiques des cultures bureaucratiques, freinent aujourd’hui le développement de ces nouveaux modèles de management.
Pourtant, les entreprises qui sauront attirer, engager et fidéliser les salariés demain sont celles qui comprendront comment leur organisation permettra à chacune et chacun d’adapter sa vie professionnelle à ses valeurs et à ses envies, mais aussi aux particularités, aux changements et aux aléas de sa vie personnelle. Et non l’inverse.
https://eu.patagonia.com/fr/. à lire sans modération: « Confessions d’un entrepreneur pas comme les autres », Yvon Chouinard fondateur de Patagonia
https://www.soignonshumain.com/
https://www.lemonde.fr/
Julien Dreher, auteur de cet article pour Le Monde, est entrepreneur, fondateur de Ground, collectif spécialisé en transformation des organisations, créateur et animateur de la communauté Yolocracy.org sur les nouvelles pratiques des organisations, et auteur de « Tous managers ! » (Eyrolles, à paraître en mai)